dimanche 21 avril 2013

Philipp Keel's Simple Diary™






Une nouvelle vision du journal intime par Taschen.

Partie de campagne // Jean Renoir





Historique du film

Partie de campagne ou Une partie de campagne est un film de Jean Renoir tourné durant l'été 1936 (Note 1).

Il est une adaptation d'une nouvelle de Maupassant de 1881, qui fait partie du recueil de La Maison Tellier.

Le film n'est sorti qu'en 1946, suite à de multiples difficultés techniques, financières et humaines.

Si quelques plans ont été remplacés par des cartons, le montage final de 40 minutes est tout de même considéré comme une oeuvre achevée par le réalisateur et la critique.

L'équipe : une famille élargie

Partie de campagne parle de la famille, et c'est aussi un film de famille.

Au sens propre tout d'abord puisque Jean Renoir incarne le Père Poulain (Note 2), l'aubergiste qui accueille les deux canotiers et le dîner sur l'herbe de la famille Dufour.

Son fils Alain interprète le jeune garçon à la canne à pêche aperçu au début du film.

Marguerite, sa compagne qui est également la monteuse de ses films, tient le rôle de la servante dans l'auberge.

Au sens figuré, le film rassemble toute une communauté d'artistes autour de Renoir.

Parmi les assistants réalisateurs, on peut compter Luchino Visconti, Jean Becker ou Henri Cartier-Bresson.

Ce dernier fait également de la figuration comme séminariste aux côtés de l'écrivain Georges Bataille, l'époux de l'actrice Sylvia Bataille (qui deviendra la compagne de Jacques Lacan) qui interprète le personnage d'Henriette.

Partie de campagne // A droite Georges Bataille, figurant
Au centre Henri Cartier Bresson, assistant et figurant

Résumé

L'action se déroule durant l'été 1860. M. Dufour, un quincailler parisien, part en famille passer une "journée à la campagne", en compagnie de sa belle-mère, de sa femme, de sa fille Henriette et de son commis et futur gendre Anatole.
Ils font halte à l'auberge du Père Poulain pour un déjeuner sur l'herbe.

Henri et Rodolphe, deux canotiers, décident de courtiser Mme Dufour et Henriette.
Ils emmènent ces dames faire une promenade en barque.
L'audacieux Rodolphe entraîne la mère dans un fourré tandis qu'Henriette cède au timide Henri sur une île.

La pluie interrompt l'idylle naissante.

Plusieurs années plus tard, Henriette, mariée à Anatole, revient sur les lieux et croise Henri.

Mais que s'est-il passé entre Henriette et Henri?


Analyse

Derrière ses apparences de conte léger, d'abord champêtre et comique, puis franchement menaçant et dramatique, Partie de campagne est un film d'une grande richesse sur le plan du langage au cinéma. 

Chaque image révèle une dimension métaphorique, contient des symboles ou s'appuie sur une technique permettant d'y ajouter du sens et ouvrant la porte à de multiples interprétations.

Comme l'écrit un contributeur du blog Partie de campagne (Note 3), c'est peut être une définition de l'art (visuel) que de pouvoir construire à partir d'une image plusieurs significations.

Tentons d'illustrer la profondeur de ce chef d'oeuvre à travers 7 images.


1. Le trouble de la rivière

Le film commence par un trouble.

Dans les premières images, on ne sait pas si l'impression de mouvement se dégage du courant de la rivière ou de notre propre mouvement.

C'est un écho au trouble de la fin du film, lorsqu'Henriette recroise Henri
A-t-elle été violée?
Est-elle rongée par le regret d'avoir épousé Anatole plutôt qu'Henri?

Le paysage idyllique qui nous est présenté est rapidement cassé par le trait de la canne à pêche (de l'homme qui "drague"?) du jeune garçon (joué par le fils de Renoir lui-même) à qui la bande de parisiens demande son chemin.

La métaphore de la rivière continue d'être filée durant tout le film.

Henri tente de séduire Henriette sur une barque qui glisse sur l'eau.

Leur union sera conclue sur une île bordée par la rivière.

Après cette séquence, la tempête s'abat sur la campagne et la surface de l'eau est transpercée par les larmes de la pluie.

Enfin, lorsqu'Henriette retourne sur l'île avec Anatole, c'est sur une morne image du cours de la rivière que s'inscrit la phrase "Des années ont passé avec des dimanches tristes comme des lundis".




2. La fenêtre, mise en abime du regard

Les deux canotiers séducteurs assistent à l'arrivée de la bande dans le cadre d'une fenêtre, brillante métaphore de la mise en abîme cinématographique qui fait de nous tous des spectateurs voyeurs.

Partie de campagne // La fenêtre

3. La balançoire : l'enivrement des sens

La séquence de la balançoire de Partie de campagne est devenu un classique du cinéma français (Note 4).

Partie de campagne // La balançoire

Elle est citée dans de nombreux films tels que Cléo de 5 à 7 d'Agnès Varda, La Lune dans le Caniveau de Jean-Jacques Beineix ou Les Roseaux Sauvages d'André Téchiné.


Variations sur la balançoire // Cléo de 5 à 7
Variations sur la balançoire // La Lune dans le caniveau

Variations sur la balançoire // Les Roseaux Sauvages
La balançoire de Jean Renoir évoque bien sûr la balançoire du père, Jean-Auguste Renoir (Note 5).

La balançoire // Auguste Renoir

La scène évoque également Hasards heureux de l'escarpolette, le tableau de Fragonard.


Hasards heureux de l’escarpolette // Fragonard

Derrière la description naturaliste d'une scène galante, se cache l'affrontement entre deux symboles.  
Le chien qui aboie, en bas à droite de la toile, représente la fidélité.
Il répond au cupidon à la gauche du tableau, symbole d'infidélité.


La scène de la balançoire illustre l'enivrement, encore innocent, des sens d'Henriette au contact d'une nature idyllique.

La caméra, fixée sur la balançoire, nous entraîne dans le mouvement et encourage l'identification à la jeune femme.

La séquence préfigure également par le mouvement de va-et-vient ou le plan fixe sous les jupons d'Henriette, l'accouplement à venir avec Henri.

Henriette explique elle-même cette confusion des sens à sa mère, lors de la discussion sous le cerisier (11:10), en décrivant le sentiment océanique (la volonté de faire un avec le monde) qui la bouleverse.


4. Le satyre

Par delà la scène de la balançoire, Partie de campagne multiple les allusions sexuelles.

Certaines sont explicites et univoques, telles les poses faunesques de satyre de Rodolphe avec Mme Dufour.

Rodolphe satyre 1

Rodolphe satyre 2

D'autres plus subtiles font appel aux techniques du cinema. Ainsi, lorsque Rodolphe entraîne Mme Dufour dans un fourré, leur course est accompagnée d'un travelling soulignant la consommation du désir (32:49).


5. Rayures contre rayures

Renoir aime mettre en scène dans ses films le combat entre l'ordre et le désordre.

La lutte entre l'ordre bourgeois et l'anarchie prolétaire, la tentation de la liberté et le contrôle de  l'autorité parentale et sociale s'incarne parfaitement dans le personnage d'Henriette.

Lorsque nous faisons la connaissance des deux canotiers, Henri semble prôner la prudence.
Il tente de raisonner les pulsions séductrices de Rodolphe.

Ce dernier est habillé d'un marinière aux rayures horizontales, figures de plaisir et de jouissance tandis qu'Henri est muni d'une veste aux rayures verticales qui se réfèrent à l'ordre.

Néanmoins, il ne porte sa veste que sur ces épaules, comme s'il voulait éviter d'être contaminé par ce semblant de discipline...

Henri et Rodolphe

6. Le rossignol

L'intervention du rossignol dans la nouvelle de Maupassant est plus ambigu qu'il n'y parait.

Le chant du rossignol exprime l'érotisme de la situation, le chant du séducteur qui cherche à attirer sa femelle.

Mais il ne faut pas oublier que dans la mythologie et la littérature, le rossignol, que l'on entend principalement la nuit, symbolise tristesse et nostalgie.

Ainsi, dans la mythologie grecque, Philomèle se venge de son violeur en lui faisant dévorer son propre enfant, avant de se métamorphoser en rossignol...

Au fur et à mesure que l'image se rapproche du rossignol (via un raccord dans l'axe), le cadre se resserre également sur les deux amants (31:32 ; 32:20).

A la vue du rossignol, avant l'étreinte avec Henri, Henriette écrase déjà une première larme, source de bien des interprétations (Note 6).


Une première larme

7. La larme

A l'instar de la séquence de la balançoire, l'image de la larme d'Henriette, filmée en gros plan face caméra, est devenu un classique du 7ème art.

Partie de campagne // Regard caméra

Cette scène brise un tabou du cinéma en permettant au personnage de fixer la caméra, ce qui était exceptionnel pour l'époque (Note 7).

A partir de cette simple image, le film bascule définitivement de la comédie, aux limites du burlesque (l'analogie entre les personnages de M. Dufour et Anatole et de Laurel et Hardy est évidente), vers le drame.

Cette transgression de la frontière entre le spectateur et le spectacle a eu une influence énorme sur le cinéma mondial.

Bergman utilise le même procédé dans Un été avec Monika qui raconte l'histoire d'une jeune femme destinée à un homme qu'elle ne désire pas. Avant de se soumettre à l'ordre social, elle passe  un fugace été de plaisir en compagnie de son amoureux (l'analogie scénaristique avec Partie de Campagne est assez claire).

Juste avant ce retour à la normale, la jeune héroïne nous administre ce regard caméra, à la fois rebelle et fataliste, comme pour interroger le spectateur sur sa part de responsabilité dans son abdication.



De même, à la fin des 400 Coups de François Truffaut, le regard lourd de questionnement moral d'Antoine Doinel, qui vient de s'échapper d'un centre pour mineurs délinquants, se plante dans les yeux du spectateur.




On peut s'interroger sur l'origine de cette deuxième larme, après celle du rossignol.

La larme exprime-t-elle une joie liée à la découverte de la puissance de l'orgasme ou au contraire la tristesse d'Henriette face à l'évanescence du plaisir, au présentiment de l'ennui de la vie à venir avec Anatole?

Une autre interprétation possible, plus répandue dans les milieux anglo-saxons, est celle de la souffrance, de la capitulation face au viol.

Le travelling arrière sur la rivière, transpercée de toute part par l'orage, qui succède au plan de la larme, semble répondre à cette question.

Ce travelling, pendant symétrique du début du film, suggère qu'après la découverte du plaisir et la transgression de l'ordre social avec Henri, la vie d'Henriette ne sera qu'un retour en arrière, une régression vers l'ennui du confort bourgeois.

C'est aussi ce que semble suggérer l'entrevue finale entre les deux amants, irrémédiablement séparés par des champs/contrechamps.

Vie au conditionnel, passé définitif.


Notes :

Note 1 : Jean Renoir parle de son film.

Son rapport à Maupassant, la question de la liberté dans l'adaptation et le plagiat, le rôle du hasard dans le tournage.




Note 2 : Le personnage de l'aubergiste n'existe pas dans le texte original de Maupassant. 
Sa fonction est plus symbolique que narrative : c'est un incitateur au plaisir des deux canotiers, comme le décrit la critique du Ciné-Club de Caen.


Note 3 : Tout un blog est consacré à Partie de campagne par le collectif La Sagesse de l'image
Chaque image y est âprement débattue par les contributeurs, illustrant la profondeur du film de Renoir.


Note 4 : Je recommande à cet égard la visite du site de l'artiste vidéaste Laurent Fiévet qui explore dans son oeuvre Swing High, Swing Low la figure de la balançoire au cinéma à travers une quarantaine de montages.

Note 5 : Le Ciné-club de Caen détaille les multiples références de Partie de campagne à la peinture impressionniste en juxtaposant des scènes du film et des peintures de Jean-Auguste Renoir.

Note 6 : à ce sujet, on trouve ici une contribution utile sur ces plans rapprochés par le Centre National de Documentation Pédagogique : Plans rapprochés.

Note 7 : Tout sur le regard caméra, doctement expliqué par le site Transmettre le cinéma.



NDLR :
Cet article résume la passionnante intervention de Laurent Jullier suite à la diffusion de Partie de Campagne à la Cinémathèque de Luxembourg, dans le cadre de sa conférence Qu'est ce que le langage du cinéma?leçon inaugurale du cycle Du Travelling au MacGuffin - Tout le langage du cinéma en 10 leçons de l'Université Populaire du Cinéma.